Sasha & me
   
   

Je poussais un soupir en tirant de la réserve un lourd carton. Le stock de café pour la journée. Normalement, c'était le boulot de mon employé que de sortir le carton de la pile pour reremplir la réserve sous le percolateur. Sauf que l'employé en question - Sasha aujourd'hui - manquait cruellement à l'appel, m'obligeant à reprendre la bonne vieille habitude de tout faire toute seule. Depuis une demi-heure, je passais de l'inquiétude à l'agacement pour le silence radio de la jeune fille. Et s'il lui est arrivé quelque-chose en route ?, n'arrêtais-je pas de me dire avant de me reprendre. Non, elle vient à pied et c'est une jeune fille prudente. J'aurais entendu parler d'un accident à proximité s'il lui était arrivé quelque-chose. Elle aurait juste pu prévenir, j'aurais fait avec... Oui, mais si elle n'a pas entendu son réveil et dors encore ? Tant qu'il ne lui est rien arrivé, je serais juste en colère...

J'étais en train d'installer les muffins et les croissants, fait maison, sur leur étalage quand l'employée en question passa enfin la porte, s'excusant platement de son retard. Je ne dis rien de suite, me contentant de la regarder, une main sur la comptoir, l'autre sur ma hanche, alors qu'elle essayait de trouver quelqu'un à servir. Puis elle se tourna vers moi, bien obligée de m'affronter puisqu'il n'y avait plus personne en attente. « Première et dernière fois », dis-je simplement à la jeune femme, d'un ton si neutre qu'il était impossible de savoir si j'étais ou non en colère. En vérité, j'étais agacée, mais pas vraiment en colère. Je n'aimais pas ne pas savoir à l'avance. J'étais plutôt laxiste avec mes employées. Je ne leur refusais jamais un jour de congé supplémentaire ou un départ prématuré pendant leur quart et ne les tenait réellement dans un planning fixe que parce que je les payais à l'heure faite et non à un salaire mensuel fixe. « Ça peut arriver de ne pas entendre son réveil sonner ou de ne pas faire attention à l'heure. Mais ça n'est pas comme ça que tu réussiras quelque-chose dans la vie. Sers-toi d'aujourd'hui pour que cela n'arrive plus et on sera quitte, okay ! »

J'attrapais un des muffins de l'étalage et le posais sur une assiette pour le tendre à Sasha. « La nouveauté de la semaine », lui présentais-je avec un sourire. « Muffin au chocolat, cœur spéculoos. Une bonne vendeuse sait exactement ce qu'elle vend et peut donner en toute sincérité les qualités du produit, alors bon appétit. »

Sasha & me
   
   

J'appréciais Sasha, parce qu'elle était timide et n'osait pas me poser de questions trop personnelles. C'était tellement pratique. Oh nous n'étions pas stupide, ni l'une, ni l'autre. Elle savait que quelque-chose me tuait à petit feu, que je n'étais pas une femme heureuse et certainement pas la femme aussi en forme que je m'évertuais à sembler être. Mais la jeune fille était trop timide pour poser la moindre question et continuait à garder ses œillères jours après jour. C'était tout ce que j'attendais d'elle et je ne pouvais qu'apprécier travailler avec elle pour cela.

Comme je le faisais souvent, je lui avais donc préparé un muffin en plus pour qu'elle goûte à la nouveauté de la semaine. J'étais réellement le genre de commerçante qui pensait qu'on ne pouvait que bien vendre un produit que lorsqu'on le connaissait sur le bout des doigts. Cela était encore plus vrai quand il s'agissait de nourriture. Vanter les mérites d'un produit nécessitait d'en connaître le goût, les qualités, comme les défauts. Et puis même si j'avais tendance à donner une pâtisserie à mes employés avant l'ouverture, leur faire goûter devant les clients pouvait avoir un effet immédiat. Cela ne rata pas quand Sasha sembla se régaler et que presque tout de suite, un client souligna qu'il voulait la même chose si cela était vraiment aussi bon. Je souris au client en hochant la tête et la jeune femme s'empressa de tout poser pour s'occuper de la commande. Je la laissais donc faire, retournant m'affairer à mes propres activités, autrement dit, aller récupérer les ustensiles que j'avais mis à laver et que je devais ranger avant qu'on ne se retrouve en pénurie de tasse à café.

Je n'avais jamais été une adepte du gobelet en plastique. Pas pour les clients qui décidaient de s'installer dans l'établissement pour prendre une commande, en tout cas, même si nous vendions un peu de produits à emporter et que le matériel à jeter était alors inévitable.

Du coin de l'oeil, je suivais le travail de mon employée, tout en écoutant d'une oreille la conversation échangée entre elle et le client. J'avais crains, au début, que sa timidité ne soit un frein à son travail. Qu'elle appréhende de parler avec les clients et de leur vendre des choses, mais fort heureusement, elle avait pris assez rapidement confiance en elle pour accomplir correctement son travail et je n'avais pas eu à regretter mon choix d'embauche. Mieux encore, je voyais jour après jour la demoiselle s'améliorer grandement dans la relation client et devenir peu à peu une vraie professionnelle.

La pauvre fille n'avait juste pas de chance d'avoir une patronne aussi peu loquace que moi. Il est vrai que je n'étais pas un cadeau. Même si je ne faisais que peu de reproche, je n'étais pas vraiment plus généreuse en compliments et pas vraiment généreuse en conversation tout court. L'essentielle de cette énergie là, je la dédiais à mes clients, faisant l'effort pour mon commerce de parler, de sourire et de rire à ceux qui venaient passer ici un peu de bon temps. Le reste du temps, j'avais le plus grand mal à continuer de feindre le bonheur et à me montrer joviale et bavarde. Mes employés subissaient la loque dès que les clients désertaient les lieux...

Sasha revint ensuite vers son muffin abandonné, achevant de le manger avec plaisir, avant de m'avouer qu'il était véritablement préférable de savoir ce que l'on vendait. Je lui offris un joli sourire en commençant à essayer les tasses que je ré-empilais ensuite derrière le comptoir. « C'est ce que j'ai toujours pensé. Et puis soyons honnêtes, à quoi sert de vendre des pâtisseries si on ne peut pas profiter soit même de ce que l'on cuisine tous les jours ? » Bon, pour la ligne, ce n'était sans doute pas la meilleure des réflexions, mais pour le morale et la gourmandise, c'était l'idéal.