Cet endroit, c’était mon bébé, mon refuge.  Depuis la mort de Peter et maman, j’y passe tout mon temps, de l’aube jusqu’à la tombée de la nuit.  Comme ça je n’ai plus qu’à monter chez moi, prendre une douche et aller me coucher, pour ensuite redémarrer une nouvelle journée le lendemain.  Jay vous dirait que je me voile la face en me jetant à corps perdu dans mon travail, que ça ne ramènera personne et ne fera en aucun cas taire la douleur.  Elle a raison, je le sais, mais pour l’instant c’est la seule façon que j’ai trouvé de faire mon deuil.  Devant les clients, je réussis à garder ce sourire que j’ai toujours affiché sur le visage.  Je joue mon rôle, comme une actrice, celui de la patronne d’un établissement à la fois branché et familial en pleine expansion.  Mais quand je rejoins mon appartement, le vernis craque et je laisse exploser tout mon chagrin.  C’est mieux comme ça, je ne veux pas infliger mes états d’âme aux clients, au personnel ou à mon entourage.  Déjà que Rhys a beaucoup souffert de notre séparation, je crois avoir fait assez de dégâts comme ça.

Me voilà donc comme tous les matins, fidèle au poste derrière le bar.  Il n’y a pas encore de lecteurs, tout au plus quelques personnes qui lisent le journal, mais à cette heure ce sont surtout des gens qui viennent boire un café avant d’aller travailler ou d’entamer leur journée, quoiqu’ils aient à faire.  Il faut dire que mon café, c’est tout sauf du starbuck !  Je ne veux pas jeter la pierre à cette enseigne qui fait de très bons produits, mais c’est rempli d’arômes qui sont tout sauf naturels.  Ici je fais du vrai café, avec des machines qui vont moudre le grain avant de tasser le café et le faire couler dans la tasse.  C’est fait dans la plus pure tradition, avec des cafés venant des quatre coins du monde et dont la saveur n’est due qu’à la terre et au climat, certainement pas à un ajout chimique.  Beaucoup m’ont dit que j’allais me casser la figure, que maintenant les gens voulaient des saveurs « caramel », « cookie » ou « amande », mais j’ai tenu bon et développé mon concept comme je le souhaitais.  Les chiffres montrent que j’ai raison puisqu’ils sont en constante progression depuis l’ouverture. Une tête connue venait de faire son apparition et je finissais de rendre la monnaie à un client au bar avant d’aller la rejoindre.


Bonjour Ana !


Cette jeune femme était une cliente régulière depuis la rentrée.  Je sais qu’elle vient de New-York et qu’elle est institutrice, ce qui est déjà pas mal.  Moi qui n’avais jamais quitté Savannah, je me disais que ça ne devait pas être simple de s’installer quelque part où on ne connait personne, aussi j’essayais de la mettre la plus à l’aise possible quand elle venait prendre son café.  Elle était très sympathique en plus, je l’aimais bien.


Ca va très bien, la petite routine habituelle.  Et toi ?  


Evidemment elle avait congé aujourd’hui puisque nous étions mercredi.  Mais elle était quand même là, de bonne heure, alors je supposais qu’elle avait prévu des choses pour la journée.


Qu’est-ce que je te sers ce matin ?

Retrouver l’homme à la maison… Je ne pouvais m’empêcher de ressentir de la mélancolie à entendre ça. Moi aussi j’aimais retrouver mon homme à la fin de la journée, j’aimais le manque que la distance créait parce qu’il permettait des retrouvailles on ne peut plus agréables. L’attente créait ce plaisir quand on se retrouvait enfin, on oubliait tout de la journée et on se ressourçait.

Maintenant il n’y avait plus personne qui m’attendait le soir. C’est moi qui l’ai voulu, c’est ma décision et je sais que je dois l’assumer. Cette rupture n’était pas le résultat d’un manque d’amour, ni d’une mauvaise entente. Au contraire, je crois qu’il est impossible d’aimer plus que je n’aime Rhys. Bon sang… Il ne faut pas que je pense à ça, je dois vider mon esprit et le remplir à nouveau de tout ce qui concerne mon job. Prendre ma commande… OK, café à la cannelle… Je crois que j’ai reçu ma commande de spéculoos venant de Belgique… Ca m’a coûté un os d’ailleurs, plus pour l’importation que pour le coût des biscuits, c’est pas pour les laisser dans leur caisse !


D’accord je te fais ça.


Je retournais derrière le bar et mettais la machine à café en route. Le bruit émis ne nous permettait pas vraiment de parler les premières secondes, pas tant que les grains étaient broyés, alors Ana attendit un petit instant avant de reprendre la parole. Tandis que le café passait dans la tasse, je prenais dans mon tiroir à épices un bâton de cannelle et une petite râpe.


J’ai ouvert il y a deux ans déjà. C’est fou comme le temps file… On ne me donnait pas six mois et tu vois, j’y suis encore !


Et j’en étais bien fière, j’étais la preuve vivante qu’il ne faut pas renoncer et s’accrocher à ses rêves. Dieu sait que je me suis battue pour cet endroit, j’aurais été autant responsable de son échec que de sa réussite. Je râpais un peu de cannelle dans la tasse de café noir fumante à souhait. J’adorais travailler dans cette odeur perpétuelle de café, c’est tellement agréable !


Voilà pour toi ! Et un biscuit à la cannelle, spécialité belge en exclusivité au Coffee-O-Logy. Tu es la première à y goûter…


Hormis Jay, puisque je lui avais fait goûter un échantillon que j’avais reçu avant la commande. Mais pour les clients, Ana était bien la première à pouvoir tenter l’expérience. J’aimais bien découvrir des choses venant d’autres contrées, je trouvais qu’il y avait de véritables merveilles absolument partout ! Peut être que plus tard je pourrai plus voyager pour ramener d’autres trésors mais pour l’instant je me contente de petites trouvailles comme celles-ci.


Tu en dis quoi ? Il paraît qu’ils en font même de la pâte à tartiner !

Heureusement, je savais rebondir. Ce n’est pas évident de tenir un commerce et d’entendre toute la journée les gens parler de leur vie de famille quand on n’en a pas. Pire encore quand on n’en a plus. Quand une adolescente faisait la tête à ses parents et leur sortait des « c’est pas juste » ou « vous ne comprenez rien », j’avais envie de la secouer et de lui dire d’arrêter ses enfantillages et de profiter de ses parents, qu’ils ne seraient pas toujours là, qu’ils pouvaient disparaître du jour au lendemain dans un stupide accident d’avion et qu’alors elle serait seule. Plus personne ne lui ferait la morale, mais un vide énorme se creuserait dans son coeur que rien ne pourrait remplir. J’avais la même réaction quand un frère et une soeur se chamaillaient… Et quand je voyais un couple heureux, ça me fendait le coeur, parce que je pensais immanquablement à Rhys, à notre histoire, à son évolution et à ce jour où je lui ai dit que je voulais prendre mes distances. Le jour le plus difficile de ma vie après l’enterrement… Finalement c’était une autre chose à enterrer, mais cette fois c’est comme si c’était moi qui avait mis un terme à une vie. C’était ça notre histoire en somme… Une vie. Je l’avais connu à la maternelle, je passais tout mon temps libre avec sa soeur et je l’avais considéré comme faisant partie de ma famille avant même de réaliser que j’étais amoureuse de lui. On avait quelque chose de beau et j’ai tout jeté aux ordures.

Mais la vie continue il paraît, alors je fais de mon mieux pour faire bonne figure devant les parents, les enfants et les amants. A défaut de rendre un homme heureux, ce sont mes clients que je rends heureux, avec par exemple ces biscuits inédits sur le territoire que j’ai fait importer. J’adore dénicher des petites merveilles de ce genre, ça me permet de rester occupée et de ne pas penser. J’aimais aussi les rencontres que mon travail me permettait de faire, comme Ana par exemple. C’est une chouette fille, pleine d’énergie positive, et ça me fait toujours plaisir quand je la vois pousser la porte de mon café. Comme je sais qu’elle adore la cannelle, je viens de lui faire découvrir ma petite exclusivité, curieuse de savoir ce qu’elle en pense. Elle est un peu mon cobaye, mais à voir son air réjoui, je crois que ça ne la dérange pas du tout ! ok, c’est officiel… Elle aime ! Tant mieux, c’est bon signe, je pourrai certainement ajouter ça à ma carte prochainement et je n’aurai pas à jeter la boite que j’ai fait importer.


Secret défense ! J’ai des espions partout qui traquent les spécialités étrangères, si je te révélais quelque chose je serais obligée de te tuer ensuite !


J’éclatais de rire et prenais la commande d’un autre client qui venait d’entrer et s’était présenté au bar. Je lui servais son cappuccino et revenais vers Ana, lui filant en douce un second biscuit. Ce n’était finalement qu’un paiement pour avoir goûté et donné son avis !


Ca vient de Belgique, je l’ai fait importer pour essayer auprès de la clientèle et voir si ça marchait. J’aimerais bien proposer des choses qu’on ne trouve nulle part ailleurs pour me démarquer des autres. Normalement la semaine prochaine je vais recevoir des Naan Berenji, ce sont des biscuits à la rose qui viennent de Turquie.