Je suis ce qui se rapproche le plus de la plus banale des normalités. Je ne vais pas vous raconter l’histoire poignante d’une petite Cosette des temps modernes qui a fini par devenir une magnifique jeune femme qu’un beau prince a enlevé sur son cheval blanc parce que ce n’est pas du tout ce qui s’est passé. Une famille normale, des parents qui ont un travail tout ce qu’il y a de plus normal et dont la situation financière n’était ni bonne ni mauvaise. Je ne les ai pas perdus tragiquement dans un accident de voiture quand j’étais petite, je ne suis pas allée de foyer en foyer, je n’ai pas sombré dans la drogue et je ne me suis pas faite violer à l’adolescence. Là je sais ce que vous vous dites, que cette histoire va être terriblement chiante et que je ferais mieux d’arrêter maintenant avant d’endormir tout le monde. Mais je vous rassure, la petite fille en pleine santé, souriante et heureuse que j’étais vivra dans son futur des choses plus passionnantes que sa normalité et l’ennui profond de son adolescence. Oui j’ai vécu une enfance heureuse, j’avais de bons résultats à l’école sans pour autant être surdouée. Je suis devenue une adolescente assez timide, pas vraiment sûre d’elle, mais qui avait beaucoup d’amis grâce à sa gentillesse quasi légendaire. Mes rêves n’étaient pas démesurés, j’aspirais juste à une jolie petite vie simple et sans prétention. Amoureuse des livres, je savais depuis toujours que je finirais à la bibliothèque ou dans une librairie, je n’envisageais pas autre chose, l’université n’était pas dans mes projets. J’avais quinze ans quand j’ai fait mon premier job d’été à la bibliothèque. Du classement et du rangement, mais je m’en sortais bien, j’étais rapide et surtout je ne commettais pas d’erreurs. Ca m’a valu d’être embauchée tous les ans et surtout de décrocher un contrat une fois mon diplôme en poche. Ma vie continuait d’être normale, sans que rien d’extraordinaire ne vienne perturber le tableau.
« Pleaaaaaaaaase !!!! »
Je levais les yeux au ciel. Ma copine Sarah avait toujours eu un sens de l’exagération extraordinaire. Cette fois n’échappait pas à la règle et à l’entendre elle me demandait le service qui allait changer sa vie ! En fait, c’est la mienne que ça a changé, mais ça je ne le savais pas encore évidemment.
« Me dis pas que tu ne peux pas trouver quelqu’un d’autre pour t’accompagner ! »« C’est avec toi que je veux y aller Nora. Ca fait des semaines qu’on n’est pas sorties ensemble, t’es trop sérieuse ! »« C’est pas ça, c’est juste que… »« Oui, je sais, t’aime pas quand la musique est trop forte et qu’on ne s’entend pas penser, mais c’est le principe d’une fête je te signale. Et puis y’aura plein de beaux mecs… » « Follement intéressant. »« Allez… S’il te plaît… »Bon sang, elle savait comment me prendre ! Je ne sais pas dire non, c’est un gros problème et bien entendu je ne vais pas pouvoir lui refuser de l’accompagner, même si au départ j’aurais préféré rester chez moi à bouquiner. Alors je me suis préparée, enfilé une jolie robe, et deux heures plus tard Sarah et moi sirotions un malibu orange près du bar d’un club huppé. Il y avait de tous les âges, des jeunes de vingt ans comme nous mais aussi des trentenaires et des quarantenaires. Je ne me sentais pas super à l’aise, jusqu’à ce que je croise un regard Azur qui était fixé sur moi.
J’ai dû buguer pendant quelques secondes parce que je suis redescendue sur terre à cause d’une Sarah totalement flippée de m’avoir vue me figer de la sorte. Je n’ai quitté l’inconnu des yeux que quelques secondes, mais ça a suffit pour qu’il disparaisse et ça m’a rendue complètement dingue. J’ai planté là mon amie en lui mettant dans la main mon verre presque vide et je suis partie à la recherche des yeux azur. Je sentais que je devais lui parler, ça me semblait vital. Pour la première fois la jeune femme peu sûre d’elle que j’étais osait. Je l’ai retrouvé, je lui ai parlé, il m’a séduite, j’ai craqué… Oui il avait 8 ans de plus que moi et alors ? Il me plaisait, bien plus que je ne saurais l’exprimer, à un tel point que le soir même je finissais dans son lit.
Keenan était le total opposé de ce que je recherchais chez un homme. Il était infidèle, coureur, trempait dans des affaires louches. Mais je m’en fichais, totalement. L’amour ça peut tout changer n’est-ce pas ? En tout cas c’est ce que je croyais à l’époque. Contrairement aux autres femmes, je n’allais pas m’en aller, passer à autre chose. Je comptais bien rester dans sa vie et m’y installer pour de bon. Je passais un maximum de temps avec lui et peu importe s’il couchait avec d’autres femmes sous mon nez, je serrais les dents sans lui faire le moindre reproche. La patience était ma meilleure arme, je devais m’accrocher. D’ailleurs ça semblait fonctionner. Je me suis installée chez lui sans rien lui demander et il ne m’a même pas mise à la porte. Il ramenait ses maîtresses et après avoir couché avec elles, il venait dans mon lit et s’endormait dans mes bras. J’étais confiante, s’il m’aimait, il changerait pour moi, pour lui, pour nous. Les années passant il ne ramenait plus personne, je n’avais plus à supporter la présence de ces femmes dans notre foyer. J’ai bien tiqué quand il a ouvert ce club, mais il a su trouver les mots et en vérité j’avais envie de lui faire confiance. J’étais follement amoureuse, je pensais que lui aussi.
Cette nuit là j’ai été réveillée par la sonnerie du téléphone. J’ouvrais difficilement les yeux et les posais sur Keep qui était en train d’enfiler son pantalon.
« Il est quelle heure ? »« Rendors-toi Nory... »Quoi ? Me rendormir ? Je me redressais, enroulant le drap autour de moi. J’étais bien décidée à savoir où il comptait aller à cette heure avancée de la nuit !
« Il est plus de 3h du matin ! Où est-ce que tu vas comme ça ?! »Mais qu’est-ce qu’il faisait ? Pourquoi devait-il s’en aller en plein milieu de la nuit ? C’était plus fort que moi, j’étais inquiète. D’autant plus qu’il ne me répondait pas et se contentait de continuer à s’habiller comme si de rien n’était. Il pose un baiser sur mon front, tourne les talons et s’éloigne.
« Keep...Keenan !! »Rien à faire, je parle à un mur. Je le regarde s’en aller, un peu hébétée… Je ne sais pas quoi faire. Je tente de lui envoyer un message sur son portable mais ce dernier est éteint. Alors comme je ne peux rien faire d’autre, je sors du lit à mon tour pour m’habiller rapidement, prends les clés de ma voiture et décide de rejoindre ce club qu’il possède et où il ne veut pas que je mette les pieds. Tant pis, il n’avait qu’à me répondre plutôt que de me laisser comme ça dans l’angoisse la plus totale ! Sa voiture est bien là, je ne m’étais pas trompée sur sa destination. Je marche vers l’entrée d’un pas décidé et ouvre la porte à la volée. Ce qui s’est passé ensuite ? C’est le trou noir. Je venais de prendre une balle perdue et je me suis effondrée sur le sol, inconsciente.
Bip… Bip… Bip… Bip… Bip…Peu à peu, j’émergeais. La première chose que j’ai entendu, c’est le bruit de cette machine. J’essayais de retrouver mes esprits et en quelques secondes à peine, ça m’est revenu. J’ai été au club de Keep et on m’a tiré dessus. J’ouvrais les yeux péniblement et rencontrais ceux de Keenan qui était à mon chevet.
« Hey...comment tu te sens ? »Comment je me sens ? Comment je me sens ? Comme quelqu’un qui s’est fait tirer dessus espèce d’enfoiré ! C’est pas vrai, comment il ose me demander ça ? Il croit vraiment que je vais bien ? Je le vois s’approcher de moi pour m’embrasser sur le front mais je détourne vivement la tête. Pas de ça… Surtout pas de ça.
« Tu m'as menti Keep...tu disais que tu avais arrêté tes conneries. " Ce n'est qu'un bar Nora, c'est pas ton truc, mais t'en fais pas, tout vas bien » que tu disais... »J’étais furieuse, plus furieuse que je ne l’avais jamais été auparavant. Je me sentais tellement conne… Je me suis faite avoir comme une dinde. Il n’avait pas changé, il n’avait jamais eu l’intention de changer. En fait il s’est foutu de ma gueule tout du long.
« Nory... »« MENTEUR ! Ne m'appelle pas comme ça ! »Folle de rage, je poussais sa main loin de moi. Moi qui avais tant accepté… Sa meilleure amie qui semblait prête à lui sauter dessus à la moindre occasion, sa soeur débarquée de je ne sais où avec qui j’essayais de bien m’entendre mais qui devait comploter avec Ella qu’elle aurait bien vue à ma place dans le coeur de son frère… Ses maîtresses, qu’il ramenait jusqu’à la maison pour les baiser dans la pièce d’à côté… Ses fréquentations, Ô combien douteuses et ces soirs où il revenait complètement torché parce qu’il avait pris je ne sais quoi. Tout… J’avais tout accepté…
« J'ai pris une balle à cause de toi Keenan !!! A cause de tes mensonges, j'ai failli perdre la vie ! »Est-ce qu’au moins il réalisait ? Il n’avait pas le droit de me faire ça. Est-ce que son devoir n’était pas de me protéger ? Est-ce que toutes ces conneries comptaient plus que moi pour qu’il ne puisse pas s’en détacher ?
« Tu es allé trop loin... »Je ne pouvais plus espérer n’est-ce pas ? Cette fois c’était le point de non retour, la limite avait été franchie. Ca sera quoi après, hein ?
« Ne me touche pas ! Ne me touche plus jamais ! Sors d'ici !!! Sors je te dis, je ne veux plus te voir, plus jamais ! »Cette fois les larmes coulent, je suis secouée de sanglots.
« Nora s'il te plait, écoutes... »« Non ! Je ne t'écouterai plus ! »Je me débattais comme si des mains invisibles cherchaient à s’agripper à moi. J’avais mal, terriblement mal, mais ce n’était pas ma blessure pourtant rouverte qui me faisait tant souffrir. Je me sentais trahie, au trente sixième dessous. Je venais de perdre ce qui comptait le plus dans ma vie, ce pourquoi j’aurais pu me battre éternellement. Une infirmière, alertée par le bruit, est arrivée et a mis Keep dehors. Elle a mis un calmant dans ma perfusion pour que je dorme, a refait mon pansement. Keenan était parti.
C’était il y a trois mois. Heureusement pour moi la balle n’avait touché aucun organe vital et j’ai pu me remettre assez vite. Une fois sur pied je suis retournée à la maison, mais j’ai veillé à le faire en l’absence de Keep. Je ne voulais pas le voir, je ne voulais pas lui parler. J’ai récupéré mes affaires et l’une ou l’autre amie m’a hébergé le temps que je trouve un nouveau logement. Ca aurait pu s’arrêter là, mais le destin n’avait pas fini de jouer avec moi. Quelques jours après ma sortie, l’hôpital m’a téléphoné. D’après la prise de sang que j’avais fait pendant mon séjour là-bas, j’étais enceinte. La nouvelle est tombée sur moi comme une chape de béton. Enceinte… Peut être qu’ils se trompaient ! Oui, ça devait être ça, ils se trompaient… J’ai fait trois autres tests avant d’accepter l’inacceptable : je portais l’enfant de Keep. Ce qui aurait dû être mon plus grand bonheur, je le vivais presque comme une tragédie. Le père de mon enfant était malhonnête, il dirigeait un club de striptease et sa vie était malsaine. Comment accepter ça ? Pourtant je ne parvenais pas à me résoudre à avorter, le temps passait, mais je n’y arrivais pas. Qu’est-ce que je vais faire ? A vrai dire j’en sais rien, je suis totalement perdue et vous savez quoi ? Depuis notre rupture, je n’arrive même plus à sourire.